Autour de Vallès, n° 55, 2025

Numéro coordonné par Julie Anselmini et Corinne Saminadayar-Perrin.

« Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole. »
Victor Hugo, « Réponse à un acte d’accusation », Les Contemplations.

La modernité est démocratique, et aussi sa littérature – sur le mode élégiaque, pamphlétaire ou (plus rarement) enthousiaste, cette conviction s’impose au XIXe siècle. En cause : l’extension du lectorat, grâce aux progrès de l’alphabétisation, de la loi Guizot (1833) à celles de Jules Ferry ; l’entrée de la France dans sa première ère de médiatisation de masse, avec l’invention de la « presse à bon marché » en 1836 ; le nombre croissant d’aspirants à une carrière d’écrivain, fournissant un prolétariat intellectuel nombreux au service de la production des biens culturels. Chacun et chacune (horreur !) peut désormais ambitionner son quart d’heure de gloire littéraire : « Ce sera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. Avec nos mœurs électorales, industrielles, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur1. » Le plumitif inculte, vénéneux et vibrillonnant, l’homme de la petite presse et des petits livres, incarne cette calamiteuse vulgarisation : on songe à Lousteau dans Illusions perdues [1837-1843], à Nachette dans Charles Demailly [1860]…

Pour satisfaire à la demande d’un public aussi pléthorique que peu raffiné, les salariés du journal et les ouvriers du livre produisent à la grosse et en série une littérature de consommation courante : « La démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature […] Chez les nations démocratiques, un écrivain peut se flatter d’obtenir à bon marché une médiocre renommée et une grande fortune. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’on l’admire, il suffit qu’on le goûte2. » La devise de Scribe, Inde fortuna et libertas, emblématise ce nouveau statut industriel et mercantile de la production littéraire en contexte démocratique ; le champ littéraire tout entier arbore désormais l’enseigne de L’Art industriel, et commercialise des objets manufacturés uniformes et standardisés : « On dit qu’il y a dans les ateliers d’arts mécaniques une façon de distribuer le travail qui le rend plus facile et plus rapide : s’il s’agit de faire un carrosse, l’un est chargé des roues, l’autre des ressorts, un troisième du vernis et des dorures. Nous serions vraiment tenté de croire, en voyant certaines œuvres qui se disent pourtant des œuvres d’intelligence, qu’il y a des fabriques littéraires où l’on a recours à de tels procédés.3 » Certes, le produit fini porte souvent une signature illustre, mais celle-ci vaut désormais comme marque4 et non comme garantie d’auctorialité – en témoigne l’attaque portée par Eugène de Mirecourt contre Dumas, avec son pamphlet Fabrique de romans. Alexandre Dumas et Cie (1845). 

La démocratie littéraire menace le sacre de l’écrivain, la royauté de l’artiste, l’empire du génie5 : voici les temps déplorables de la littérature publique6. La prégnance de tels discours interroge : pourquoi l’autonomie du champ littéraire et la légitimité de la création artistique seraient-elles constitutivement anti-démocratiques ?

La question engage le statut et les missions de l’artiste au sein de la modernité, d’où l’empressement des écrivains à s’en saisir. Le réalisme notamment, littéraire ou pictural, « pense la démocratie7 », ses paradoxes, ses violences et ses apories – d’où une évolution thématique et formelle sensible : le roman de mœurs succède à la fiction des âmes d’élite, le quotidien arase la romance8. Cette dynamique touche bien d’autres genres : la « Première série » de la Légende des siècles [1859] propose des Petites épopées qui sont aussi des épopées des petits (les enfants, le peuple, ceux qui ne sont rien) ; l’Histoire de la vie de George Sand se fonde sur une éthique démocratique et solidaire en rupture ouverte avec les Mémoires d’outre-tombe, comme, à leur manière, Mes mémoires d’Alexandre Dumas – il est significatif que ces œuvres autobiographiques soient nées du « moment 1848 ». 

La portée politique et sociale de cette démocratisation générique est sensible ; Edmond et Jules de Goncourt font de leur roman Germinie Lacerteux [1865] un manifeste esthétique et idéologique : « Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle “les basses classes ” n’avaient pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire […] Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble9. » 

Ce tournant démocratique s’accompagne d’un ensemble de mutations formelles et stylistiques que relèvent, avec une délectation morose, Nisard et autres Jérémies de la décadence. L’ordre et les hiérarchies lexicales se trouvent bousculés : des termes techniques, familiers, populaires voire argotiques envahissent des pans entiers de la littérature, au premier chef le roman ; des voisinages scandaleux font se côtoyer le vocabulaire noble et le langage de la rue, en un désordre carnavalesque dont les connotations révolutionnaires n’échappent à personne. Tocqueville voyait là l’un des traits caractéristiques des sociétés démocratiques : « Non seulement tout le monde se sert des mêmes mots, mais on s’habitue à employer indifféremment chacun d’eux. Les règles que le style avait créées sont presque détruites. On ne rencontre guère d’expressions qui, par leur nature, semblent vulgaires, et d’autres qui paraissent distinguées […] Il s’est fait une confusion dans le langage comme dans la société10. » Des décalages introduisent des déséquilibres et des renversements dans la perspective et la représentation : « émeutes de détails11 », fugace passage au premier plan de personnages secondaires voire de figurants, dislocation et émiettement de la syntaxe périodique au profit de la parataxe et de l’instantané…  Qu’est-ce qu’une écriture démocratique, voire un style démocrate ?

  1.  Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1839, article repris par Lise Dumasy dans La Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique : un débat précurseur (1836-1848), Grenoble, Ellug, « Archives critiques », 1999, p. 31.
  2.  Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1986, p. 468.
  3.  Paul Gaschon de Molènes, « Revue littéraire », Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1841, article repris par L. Dumasy, La Querelle du roman-feuilleton, op. cit., p. 157.
  4.  L’Écrivain comme marque (dir. M. È. Thérenty et A. Wrona), Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2020. 
  5.  Cf. Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
  6.  Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique, Paris, CNRS Éditions, 2016.
  7.  Philippe Dufour, Le réalisme pense la démocratie, Genève, La Baconnnière, 2021.
  8.  Marie-Astrid Charlier, Le Roman et les jours. Poétique de la quotidienneté au XIXe siècle, Paris Classiques Garnier, 2018.
  9.  Edmond et Jules de Goncourt, préface de la première édition de Germinie Lacerteux, Paris, GF, 1990, p. 55-56. Zola, dans l’article qu’il consacre à l’œuvre (Le Salut public, 23 janvier 1865), en souligne la portée subversive : Madame Bovary est une petite-bourgeoise, épouse d’un officier de santé ; Germinie est une servante…
  10.  A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p. 474. « Bonnet rouge au dictionnaire », dira Victor Hugo dans « Réponse à un acte d’accusation » (Les Contemplations, 1856)…
  11.  Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne [1863], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 698.